Entraide, Yggdrasil

Renaître au milieu ambiant

Renaître au milieu ambiant

Article paru dans Yggdrasil n°1 – juin 2019

Aquarelles Alice Dieudonné

Lorsqu’il m’a été demandé de contribuer à cette nouvelle revue qu’est Yggdrasil, j’ai été saisi par deux sentiments contradictoires.
Le premier est un élan de plaisir fraternel, somme toute assez commun, à collaborer à un projet qui semble correspondre à mes valeurs. La tendance moderne à croire au fantasme de la civilisation à tout prix m’épuise, et j’aime m’entourer de celles et ceux qui sortent des sentiers battus.
Le second sentiment, en revanche, est un peu plus complexe à observer et se traduit par une réserve que j’éprouve à l’égard de tout projet en réaction contre la pensée populaire que « l’humanité est en train de détruire la planète ». Cette assertion, assénée au quotidien et acceptée par tous, a ceci de dangereux qu’elle est fausse. Et ce qui m’inquiète, c’est que son inexactitude passe inaperçue ! Cela m’alerte sur notre incapacité, en tant que société, à nous percevoir dans l’espace-temps, alors même que nous pensons être de plus en plus éclairés sur notre sort et nos actions.
Afin d’expliquer pourquoi je regarde d’un air méfiant ces pseudo-évidences, il me faut remonter un peu dans le temps, expliquer la nature de mon quotidien et ce qui m’a amené à devenir, un peu malgré moi, un « interprète du milieu ambiant ».

Il y avait de la magie dans ces bois. Les sangliers y laissaient des indices de leur présence, les chevreuils pouvaient surgir de n’importe où.

Renaître au milieu ambiant

Le bond sauvage

Enfant, comme beaucoup d’autres, j’éprouvais une attirance naturelle pour les forêts et les lieux les moins anthropisés de ma région natale du plateau suisse. Il y avait de la magie dans ces bois. Les sangliers y laissaient des indices de leur présence, les chevreuils pouvaient surgir de n’importe où et, lorsque la pénombre reprenait ses droits sur ce monde soudain ensauvagé, le bruit des créatures de l’ombre se déployait et conférait à ce territoire un peu de l’ambiance qui avait dû l’habiter il y a longtemps, avant que la civilisation y prenne ses quartiers. Jamais la peur n’a habité mes excursions d’enfant. Bien au contraire. Dans ces forêts, je pouvais me laisser aller à mes élans naturels. Contrairement au monde des humains, ici, on me laissait être moi-même. Les bois ne me demandaient pas, comme les adultes, ce que je voulais faire plus tard, mais semblaient m’inviter à être présent, maintenant. Et si, par une belle après-midi d’été, je venais à m’endormir au pied d’un arbre, personne n’était là pour me dire que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ! En échange de cette quiétude offerte, il m’était juste demandé de garder mon attention présente. Somme toute, la qualité de mes expériences dans les bois dépendait de ma capacité à percevoir et à comprendre ce qui m’entourait.
C’est lorsque je remettais les pieds dans le monde des humains que les choses devenaient compliquées, ambiguës et contradictoires. Là, avec mes yeux d’enfant, il était simple de voir que les adultes étaient, pour la plupart, convaincus de connaître « la vérité » et agissaient en accord avec leurs convictions, sans s’apercevoir des paradoxes que cela engendrait. Ainsi, il leur était tout à fait normal que les règles de nos établissements scolaires ressemblent plus à celles d’un centre pénitencier qu’à celles de nos foyers, ou encore que l’on demande à un enfant de dormir seul dans sa chambre, « comme un grand », alors que ses parents dorment ensemble, eux ! Toujours selon les adultes de ma société, savoir reconnaître la forme des lettres et savoir les reproduire était primordial, alors que savoir reconnaître les plantes sauvages et distinguer les comestibles des toxiques paraissait sans importance.
Ces faits allaient tellement de soi qu’ils rendaient la population aveugle à d’autres façons de voir le monde et apparemment incapable de discernement.
Je n’étais pas un enfant particulier et le temps a fini par faire son travail sur moi. Forcé de suivre le cursus scolaire et coupé d’une relation quotidienne avec la nature, j’ai fini par oublier ces premiers instants de clairvoyance et me résoudre au processus éducatif que la société m’imposait. Heureusement pour moi, deux choses se sont alors produites : un incendie et une rencontre avec les peuples autochtones du nord-ouest canadien. Je passerai ici les détails de ces deux événements1, mais disons que perdre l’ensemble de mes biens à la vingtaine a changé quelque chose en moi. Cela m’a dévié en quelque sorte de ma trajectoire. Me retrouver nu m’a soudain mis face à cette mascarade matérielle qui habite notre société moderne. Enfant, je ne possédais rien ou presque, et l’intensité de mes expériences était sans commune mesure avec mon quotidien de jeune adulte. Grâce au feu, et pour quelques instants, j’avais retrouvé la candeur de mes premiers âges, et désormais une peur cinglante me sommait de rester alerte et de ne pas retomber dans le marasme qui m’entourait ! Le temps était venu pour moi de faire un pas vers ce monde archaïque que la modernité ne maîtrise pas, vers cet élan sauvage, omniprésent et pourtant invisible aux yeux de la civilisation…
Je sais que les mots sont durs, mais en tant qu’adultes, nous nous sommes habitués à notre prison cognitive. Et dire que j’étais choqué par l’apathie générale qui régnait autour de moi n’est pas le délire d’un Occidental de la classe moyenne qui se complaît dans l’analyse de son enfance, mais une réalité qui résonne en chacun d’entre nous !

Découvrir, c’est enlever des couches

À l’époque, j’ai donc profité de cet élan qui m’habitait pour me tourner vers ce qui m’apparaissait alors comme la seule chose raisonnable à faire : retrouver un lien intime avec le monde en dehors des représentations de ma société. Et qui mieux que les peuples racines pour m’apprendre ce qui a été oublié par ma propre culture ? C’est ainsi qu’à 22 ans, je suis parti vivre au Yukon, tout au nord-ouest du Canada, à la recherche d’un territoire encore indemne de l’impact du monde moderne.

À celui qui sait observer, le monde sauvage est loin d’être chaotique ! Tous les membres de la communauté du vivant y sont parfaitement à leur place.

Renaître au milieu ambiant

Dans ces régions parmi les plus sauvages de l’hémisphère nord, j’ai eu la chance inestimable de pouvoir vivre des années durant une vie simple de « coureur des bois », qui m’a permis de nuancer ce bagage culturel qui m’oppressait enfant. C’est dans cette nature préservée des impacts de notre civilisation que j’ai appris à observer les animaux et les plantes afin de comprendre les principes en action – les lois du vivant, pourrait-on dire. Car, à celui qui sait observer, le monde sauvage est loin d’être chaotique ! Tous les membres de la communauté du vivant y sont parfaitement à leur place, et les Amérindiens ne font pas exception. Seul un civilisé s’y sent maladroit, aveugle et sourd, là où chacun est naturellement incorporé dans l’écosystème. Ces premières expériences m’ont fait sentir que quelque chose de capital avait été oublié sur le chemin de la modernité, sans toutefois que je sache encore le nommer.
C’est auprès des premières nations du nord, des Crees, des Dene et plus spécialement des Gwitchins, que ma vision a fini de se fissurer et que j’ai commencé à comprendre certaines choses que je me propose de partager ici. Si je devais regrouper ces pensées, je dirais qu’elles participent toutes à une tentative de discernement avant d’être une méthode ou une mise en œuvre, et ceci afin de respecter l’un des grands principes du vivant qui dit que « l’esprit de toute chose précède sa forme. » À quoi bon se mettre en action si l’on ne comprend pas le monde qui nous entoure ?
La compréhension de certains de ces concepts est extrêmement simple, et pourtant il m’a fallu plus de dix ans pour les comprendre. Dix ans de déconstruction pour que la carapace de mes pensées se fracture et permette ainsi d’effeuiller mon esprit rationnel et moderne au profit d’une appréhension plus intuitive et vécue avant tout par les sens. Toutes ces années passées au plus profond d’une nature sauvage auprès de cultures traditionnelles millénaires m’ont finalement appris à apaiser mes tentatives de raisonner l’écosystème pour mieux résonner avec « l’échosystème », un monde vibrant où tout est interconnecté !

Le progrès, cet antique faux-ami

Pour l’étudiant en archéologie que j’étais, l’histoire et la préhistoire étaient empreintes de rigueur scientifique et semblaient peu sujettes à interprétation. Cependant, en rencontrant des peuples racines et en m’immergeant dans ces immensités du Grand Nord, je me suis aperçu que leur rapport à l’histoire et au territoire étaient très différents des nôtres. Avec le temps, la lecture que nous faisons de notre passé ou de l’histoire de l’humanité m’est apparue comme particulièrement lacunaire et subjective. Or, comment pourrait-on comprendre les enjeux actuels de notre société si nous ne savons pas de quoi nous sommes les héritiers ?
Toutes ces années à côtoyer un monde sauvage et ses habitants m’ont permis d’observer sous une autre lumière les pourtours de notre compréhension du monde, et il m’est apparu qu’un des concepts les plus puissants de notre vision moderne est la notion de progrès. Le progrès est un filtre au travers duquel notre culture évalue non seulement les autres cultures qui peuplent cette planète, mais également son propre passé. Je dirais même plus : le progrès, selon notre paradigme, est ce vers quoi tend l’évolution. Et avec le mot « progrès », c’est tout un lexique que nous manipulons et qui nous donne l’illusion de comprendre les forces en jeu : efficacité, optimisation, compétition sont autant de mots qui nous empêchent en partie de voir les forces naturelles en action.
Cette représentation du monde est loin d’être sans importance. « Choisis bien tes mots, car ils façonnent le monde qui t’entoure » dit l’adage diné (navajo). Lorsqu’on décide de voir la découverte du feu ou de l’agriculture dans l’histoire des humains comme une amélioration, on marque notre compréhension du monde d’une grille de lecture dont il est difficile de sortir. Considérer ces découvertes comme un progrès « pour l’humanité », c’est instantanément apposer une hiérarchie des savoirs entre les cultures et les scinder en deux groupes : celles qui ont réussi à progresser et celles qui stagnent, rendant de facto ces dernières obsolètes.
Lire le passé de l’humanité de cette manière, c’est appauvrir notre appréciation des choses, mais par ailleurs, c’est en accord parfait avec notre stratégie contemporaine de développement global. Car observer la connaissance et les savoirs comme des éléments de progrès, c’est décider qu’avant le feu ou l’agriculture, dans notre exemple, les humains n’étaient pas tout à fait complets, qu’il leur manquait quelque chose de décisif. La conclusion de ce fil de pensée n’est pas toujours aisée à voir : « il n’y a qu’une seule voie pour l’humanité et il s’agit de la trouver ». Cette idée peu paraître noble, mais elle ne laisse aucune place à la diversité culturelle présente ou passée ! Chaque jour, des milliards d’individus activent et nourrissent, en grande partie inconsciemment, cette idée qu’il n’y a qu’une seule voie pour l’humanité qu’il s’agit de trouver !
C’est pourtant tout le contraire qui est la réalité. Et, là encore, ce sont les peuples traditionnels qui peuvent nous éclairer sur la lecture erronée que nous faisons de notre passé, et donc de notre état présent. Car, juste avant l’apparition de n’importe quelle invention, les humains sont aussi adaptés à leur milieu que n’importe quelle autre créature vivante ! Ainsi, dans les sociétés traditionnelles passées ou présentes, lorsqu’un nouveau comportement apparaît, il ne faudrait pas y lire la volonté d’améliorer une situation précaire, mais plutôt y voir les forces de l’homéostasie qui s’expriment au sein de l’écosystème dont les humains font partie.
Par exemple, on envoie chaque année des spécialistes de la faune pour expliquer aux Gwitchins, chasseurs millénaires, que leurs méthodes de chasse sont nuisibles au grand troupeau de caribous qui vit dans la région… troupeau chassé uniquement par les Gwitchins et qui par ailleurs est le seul troupeau dont la population est en croissance ! Tous les autres troupeaux de caribous du Canada sont en déclin démographique. Est-il besoin de préciser que tous ces troupeaux sont sous le contrôle des institutions modernes ? Face à cet état de fait, ce sont les Gwitchins qui devraient nous expliquer leurs méthodes de chasse et non l’inverse ! Pourtant, nous ne le voyons pas, parce que, selon notre vision, « fonctionnalité » est synonyme de « contrôle » et qu’il est inconcevable pour la pensée moderne que l’ordre puisse apparaître spontanément.
Penser en termes de progrès, c’est valider une idée vieille comme la civilisation et qui nous dicte que le monde est imparfait et peut être amélioré par l’effort humain. C’est le principe de la perfectibilité, dont nous aurions tort de sous-estimer la force de persuasion ! Lorsque les aînés du village de Old Crow, tout au nord du Yukon, me disent que, selon leur histoire, les Gwitchins et leur culture sont présents sur ces terres depuis des temps immémoriaux, ils soutiennent à leur façon l’idée du temps long. L’idée que les choses de la nature ne bougent jamais très vite. « You don’t move things, you let things move you2», disent-ils. Cet adage semble les accompagner non seulement dans leur attitude au quotidien, mais également dans leur rapport à la connaissance. Cette posture les prédispose à la stabilité et au maintien de la mémoire.

Chaque jour, des milliards d’individus activent et nourrissent, en grande partie inconsciemment, cette idée qu’il n’y a qu’une seule voie pour l’humanité qu’il s’agit de trouver !

Lorsque je passe du temps à fabriquer des raquettes à neige avec eux, je perçois le souci prépondérant de répliquer au mieux les gestes qui ont été transmis. Dans cette attitude quasi méditative, il est avant tout question de transmettre le plus exactement possible un savoir ancestral, et l’amélioration n’y a quasi aucune place. Cette posture est d’ailleurs à l’image de l’évolution biologique, qui avance doucement, à petits pas. Pour eux, améliorer cette paire de raquettes comme nous pensons améliorer nos objets modernes serait une attitude dangereuse. Ce mode de recherche verrait les Gwitchins propulsés dans un état d’expérimentation qui aurait tôt fait de les éloigner inutilement d’un savoir millénaire, maintes fois éprouvé et affiné avec le temps.
Un monde imparfait, le progrès, une mythologie qui dicte aux hommes modernes qu’ils ont la capacité d’améliorer le monde… voilà une parfaite recette pour un cocktail explosif dont la mèche a été allumée il y a déjà longtemps, mais qui est passée inaperçue jusque-là !

Et si la solution était notre problème ?

L’un des corolaires majeurs de la vision du monde comme imparfait est de nous penser comme des êtres dont la nature est de progresser. Cela nous prédispose à considérer un certain nombre de situations comme des problèmes à résoudre. Or, à la différence des peuples traditionnels, pour qui le monde est parfait et doté d’un mécanisme souvent inaccessible aux humains, nous pensons être en mesure de comprendre le monde et d’éradiquer les problèmes lorsque nous en rencontrons. Cette propension à vouloir être les bons Samaritains de la destinée planétaire nous amène à modifier le monde en permanence pour le façonner selon notre compréhension de ce qui est juste. Et, comme il ne peut y avoir qu’une seule façon « juste » de faire les choses, nous pensons que notre grande civilisation représente l’humanité dans son ensemble, sans nous soucier des milliers de cultures traditionnelles qui nous entourent.
Penser le monde comme une succession de problèmes à résoudre est une vision au mieux symptomatique de ce qui nous entoure, alors que les conséquences de nos solutions sont, elles, d’ordre systémique, ce qui veut dire que leurs répercussions ont une portée sur l’ensemble de la communauté du vivant. Résoudre des problèmes nous confronte invariablement à de nouveaux « problèmes » qu’il nous faut invariablement « résoudre »…

Un autre paradigme

En résumé, notre civilisation, avec ses 10 000 ans d’histoire, nous a conditionnés à voir le monde comme une chose imparfaite qu’il est de notre responsabilité d’améliorer. Et l’humanité ne pourra trouver sa place dans l’univers que lorsqu’elle aura enfin remis de l’ordre dans cette jungle. Nous sommes l’humanité, et les peuples traditionnels ne sont que des reliques d’un temps révolu, par conséquent, il ne peut rien y avoir de pertinent à tirer de leurs modes de vie.
Si les humains créent aujourd’hui des déséquilibres majeurs sur notre terre, c’est avant tout parce que, à l’image de la nature, ils sont imparfaits. Améliorer les humains et le monde nous semble être la seule voie possible et nous n’avons d’autre choix, face à la réalité, que de redoubler nos efforts. Nous ne voyons pas que ce qui nous tue, c’est précisément de chercher le salut ?
Et si, plutôt que de vouloir à tout prix agir, nous nous occupions avant tout de nourrir une autre vision du monde ? Cela pourrait commencer par remplacer cette assertion : « l’humanité est en train de détruire la planète » par : « la vision contemporaine nous rend ennemis des équilibres du vivant ». Il suffirait alors de fermer les yeux et de retrouver, dans la nuit qui nous habite, la main de ce lointain ancêtre qui, lui, savait vivre en accord avec la communauté du vivant. Notre place n’est pas à trouver, mais à retrouver…  

Références

1. Ils font l’objet d’un livre provisoirement intitulé Le Bond sauvage et qui sera publié à l’automne 2019 aux éditions Arthaud.
2. « On ne façonne pas les choses, on laisse les choses nous façonner. »

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