La politique des outils - ou comment conjuguer équité et liberté avec Ivan Illich
« La chance qui nous est donnée de créer pour tout le monde plus de bonheur avec moins d’abondance est reléguée au point aveugle de la vision sociale » (Ivan Illich, La convivialité, p. 101).
Fort de ce constat, aussi acerbe critique qu’utopiste engagé, Ivan Illich s’est plongé dans cet angle mort. Comment penser une société centrée non pas sur la croissance économique et la haute technicité des outils, mais bien sur la maximisation de l’autonomie de tout un chacun ? Illich défend, brillamment et de manière accessible, qu’il serait non seulement éthiquement juste mais aussi écologiquement désirable, et même économiquement intelligent, de changer les fondations de nos sociétés pour qu’elles conjuguent équité et liberté.
Pour lui, cela ne peut se faire qu’en changeant radicalement notre rapport aux outils (plus largement, aux moyens, aux institutions et aux technologies) : passés certains seuils, les outils asservissent les humains plus qu’ils ne les servent. En lisant Illich, on comprend pourquoi la voiture ne nous fait pas gagner du temps si on intègre le temps passé à travailler pour la payer ou pour payer des impôts pour le réseau routier; pourquoi la médecine peut rendre malade alors qu’elle vise le soin, ou encore quel sens trouver dans les outils facilement maniables. Petite note de lecture de son ouvrage « La convivialité »… et manifeste pour des outils modestes qui visent l’équité et l’autonomie des humains.
Quand les outils surdéveloppés menacent la survie, l’équité et l’autonomie des humains
Après « Deschooling society » (Littéralement traduit par « Déscolariser la société » mais édité en français sous le titre de « Une société sans école ») qui parle des travers de l’institution scolaire passé un certain degré de développement ; après « Energie et équité » qui analyse notamment que le développement du réseau de transport prive la majorité des gens de la liberté de se déplacer avec leur énergie propre (à pieds ou à vélo) ; et avant « Nemesis médicale » où il développe un raisonnement similaire à propos de la médecine et de ses effets iatrogène (on dit « iatrogène » quand la médecine crée de la maladie), « La convivialité » (écrit originellement en 1973) synthétise bien, à mes yeux, la pensée d’Illich sur la question de l’égalité, de la liberté, et de la sobriété heureuse (pensée non pas d’un point de vue du bonheur individuel mais bien de la maximisation de l’autonomie de tous les individus d’une société). Ivan Illich, avant-gardiste de l’écologie politique, articule liberté, justice sociale, écologie et optimisation des techniques dans un argumentaire bien documenté et digeste… qui n’a, malheureusement, fait que gagner en pertinence depuis sa parution.
Ivan Illich donne une vision transversale de sa pensée en synthétisant ce qu’il avait étudié jusqu’ici des effets délétères des sociétés industrialisées (et en particulier de la logique de croissance et, ce faisant, du surdéveloppement des services). Au cœur de sa réflexion : il faut changer notre rapport aux outils afin que les moyens ne dépassent jamais les fins, et que les fins ne puissent pas exclure les valeurs essentielles de survie, d’équité et d’autonomie conjuguées (chacun de ces trois termes étant éthiquement indispensable).
Pour Illich, « la survie en équité » est en effet possible, et compatible avec l’autonomie individuelle, si on limite les moyens et les technologies (les « outils » entendus dans un sens large) que nous utilisons afin qu’ils ne dépassent pas certains seuils. Au-delà de ces seuils, les outils asservissent les humains davantage qu’ils ne les servent. Ils ne contribuent plus à ce que chaque personne puisse être autonome mais au contraire à ce que la majorité des personnes se voient exploitées et dépossédées de leur potentiel créatif, de leur pouvoir de donner sens au monde, de leur liberté de disposer de leur énergie de la manière qui leur convient et pour des buts qu’elles souhaitent servir. Dans ce fonctionnement, le surplus d’efficacité permet à quelqu’un d’autre de se faire du profit plutôt que d’augmenter l’autonomie de celle ou celui qui manie l’outil. On ne prend alors plus soin des humains, mais des organisations, que les procédures permettent d’optimiser toujours davantage. Et la concentration du pouvoir de décision dans les mains d’une minorité privilégiée (les « experts ») se voit justifiée par le savoir nécessaire pour piloter ces technologies complexes.
« La demande que l’outil fait à l’homme devient de plus en plus coûteuse (...). Il devient de plus en plus nécessaire de manipuler l’homme pour vaincre la résistance de son équilibre vital à la dynamique industrielle ; et cela prend la forme de multiples thérapies pédagogique, médicale, administrative. L’éducation produit des consommateurs compétitifs ; la médecine les maintient en vie dans l’environnement outillé qui leur est désormais indispensable ; et la bureaucratie reflète la nécessité que le corps social exerce son contrôle sur les individus appliqués à un travail insensé » (La convivialité, pp. 72-73)
A bien y regarder, cela concerne les technologies qui dépassent un certain seuil de développement. A partir de ce seuil, l’autonomie des individus est mise en danger – L’autonomie étant ici entendue dans une conception large et telle qu’elle pourrait être garantie à tous et non pas la prérogative de quelques privilégiés.
D’autres éléments caractérisent ces techniques surdéveloppées : leurs effets sur l’environnement sont, à grande échelle, délétères ; leur production, leur utilisation ou leur régulation sont l’objet d’une gestion technocratique. Elles participent à créer, chez les humains, une perte de sens et un sentiment d’être dépossédé de la liberté de faire ses propres choix ou de faire les choses par soi-même. Leur accès est restreint et coûteux. Elles minent la responsabilité sociale des individus, « petites mains » d’une machine qui les dépasse, tant vis-à-vis de leurs pairs humains (les travailleurs agricoles du Sud, par exemple) que vis-à-vis des écosystèmes naturels.
« les moyens de la fin poursuivie par l’institution deviennent de moins en moins accessibles à une personne autonome ou plus exactement s’intègrent dans une chaîne de maillons solidaires qu’il faut accepter en son entier. Pendant que disparaissent les trottoirs, la complexité du réseau routier ne fait que croître ». (La convivialité, page 47).
Pour des outils conviviaux
Qu’il s’agisse de jardiner à la grelinette plutôt qu’au tracteur ou d’opter pour une naissance à domicile sans analgésie péridurale (par exemple), les pratiques qui s’opposent à l’industrialisation reposent en grande partie sur un recours volontairement limité à certaines technologies. Elles s’appuient plutôt sur des techniques, des savoirs ou des dispositifs qui font la part belle à l’autonomie individuelle, à la responsabilité sociale et au respect de la nature. On pourrait peut-être dire de ces outils qu’ils sont à taille humaine : ustensiles facilement maniables, savoirs acquis par expérience, gestes dont le sens peut être compris, évalué, critiqué par chacun. Ils sont ce qu’Illich appelle des « outils conviviaux ». Ils se laissent saisir par ceux qui les utilisent pour faciliter leur travail, servir leur créativité, augmenter leur compréhension et développer leur liberté d’action, sans nuire à la liberté d’autrui de faire de même.
Pour Illich, la justice sociale ne peut être atteinte que par ces outils « justes » :
L’outil juste répond à trois critères : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. (…) La convivialité sera restaurée au cœur de systèmes politiques qui protègent, garantissent et renforcent l’exercice optimal de la ressource la mieux répartie dans le monde : l’énergie personnelle que contrôle la personne. (Illich, pp 27-29)