Reportage, Entraide

L’ECREVIS partie 2 : un tiers-lieu hors du commun

Concert à l'arrière du tiers-lieu

Article complémentaire à celui paru dans Esprit Autonome n°5 – mai 2024
Toutes les photos ont été prises sur le site de l’ECREVIS : https://ecrevis.eco/site/

L'Ecrevis partie 2 - un tiers lieu hors du commun

Dans Esprit Autonome numéro 5 (sur le potager de poche, disponible ici) vous avez pu découvrir un entretien présentant le tiers-lieu l’ECREVIS, près d’Annecy.
Comme il y avait encore beaucoup de matière (et un peu de frustration, je l’avoue) j’ai eu envie d’en faire un bonus pour le site.
Pour celles et ceux qui auraient loupé le coche, l’ECREVIS (Espace Commun de Rencontres Extraordinaires Vecteur d’Idées à Suivre) est un tiers-lieu qui a débuté en 2018. Au départ, une ancienne menuiserie faisant office de local était louée, avant d’être rachetée grâce à une levée de fonds citoyenne (ayant atteint 1 million d’euros s’il vous plaît!). Composé de plusieurs étages, ce projet est multidimensionnel, comprenant à la fois des ateliers d’artisanat partagés, des évènements à prix libre, un lieu d’hébergement social et solidaire, des activités hebdomadaires et des espaces de coworking.
Nous repartons donc pour plus de détails avec Ombeline Barberot, responsable du projet d’accueil et Pierre Monnier qui a été particulièrement présent lors du rachat du bâtiment.
Au programme cette fois-ci : en premier lieu l’accueil et ses défis, ou comment concilier tous les usages du tiers-lieu. Puis il sera question des choix économiques et notamment du refus de subvention, de l’insertion du projet dans son environnement social, des modes de gouvernance et du fonctionnement quotidien.

Photo de la façade du tiers-lieu
Retrouvez l'image sur https://ecrevis.eco/site/

Accueillir : quels usages ?

Une des grandes forces de l’ECREVIS (comme vous avez peut-être pu le lire dans la première partie de l’entretien) c’est la multiplicité de ses facettes. Il ne s’agit pas « seulement » d’ateliers d’artisan·es, d’un lieu de rencontre promouvant la culture, d’un lieu d’accueil de migrants… Il s’agit de tout ça à la fois et plus encore, le tout sous un même toit ! Ombeline apporte des éclairages sur l’expérience du lieu autour des questions qu’apporte sa grande diversité.

Ombeline Barberot • La question des usages a toujours été très prégnante et il y a eu beaucoup d’allers-retours entre la mutualisation et la privatisation des espaces.
Au début, la majorité des espaces étaient privatisés par les artisan·es ; ensuite nous avons voulu revenir à une mutualisation avec tout ce que ça engendre en terme de cohabitation d’espaces. Et aujourd’hui, du fait du besoin de rentrée d’argent nous revenons à des espaces pour les artisan·es -du coup privés et non plus mutualisés. Nous essayons de faire un combo des deux en se rendant compte que pour poursuivre le projet sociétal et social la mutualisation comme modèle unique est difficile.

Coline Saint-Jours • Ombeline, tu as dit que vous aviez déjà un peu d'expérience sur ce qui avait fonctionné ou pas en terme d'accueil, tu peux en dire un peu plus ?

OB • C’était plutôt par rapport aux différents usages justement, au côté interculturel, à la cohabitation dans la cuisine et les différents espaces, à la participation des usagers… Ce sont des questions très présentes dans le social.
Comment faire venir les jeunes à des activités et pouvoir les accueillir de la bonne manière ?
Par exemple, nous nous sommes rendus compte qu’il fallait un·e professionnel·le et que nous ne pouvions pas accueillir sans suivi. En dehors du projet d’accueil que nous avons à l’étage du haut, nous accueillons aussi tous les mineurs pris en charge à l’hôtel qui viennent en accueil de jour ; du coup lorsque nous avons vingt ou trente mineurs d’un coup ça n’est pas possible de faire comme si il ne se passait rien ! Ils ont besoin d’accompagnement, de cadre et de structure, et nous aussi.

Photo de groupe des personnes faisant partie du dispositif d'accueil ainsi que des élus

Pierre Monier Oui, c’est justement tout le pari et l’intérêt du dispositif : les manières dont ces différents espaces publics s’hybrident, favorisent des liens et font émerger une autre culture. 

Nous travaillons cette dimension culturelle d’émergence citoyenne ; il s’agit donc aussi de trouver comment les publics eux-mêmes s’approprient ces dispositifs, comment les personnes en exil peuvent raconter leurs récits de vie ou comment leurs récits de vie peuvent être racontés à travers les tiers-lieux.

Par exemple, le festival « Migrant’scène » visant à parler des parcours de migration a été organisé par la Cimade. (Si ça vous intéresse, cliquez ici)
C’est un des axes qui est assez marqué et singulier aujourd’hui à l’ECREVIS et qui explique une partie des financements que nous avons.

OB Il est vrai que la notion d’inclusivité est très forte ici, non sans quelques désagréments. Il est compliqué de faire énormément de mixité et d’inclusivité si à un moment donné il n’y a pas un cadre et si on ne peut pas tout accompagner.
C’est effectivement très prégnant, d’ailleurs quand la fondation Abbé Pierre est venue ici elle nous a dit que ça se voyait, que ça n’était pas seulement de l’inclusivité de façade.
Vraiment il faut le voir, tout est mélangé et c’est très chouette !
Mon poste a notamment été financé sur cet aspect-là.
Il y a quatre objectifs du projet d’accueil : répondre au manque de place du 115, proposer un cadre sécurisant et apaisant pour les personnes, s’inscrire dans un projet de tiers-lieu novateur et dynamiser et accompagner cette mixité sociale entre les différents étages.
Cela n’est pas cloisonné (le projet d’accueil, l’activité professionnelle au premier et l’ECREVIS en bas), c’est un organisme composé de différentes cellules.
Le dernier objectif est de créer une petite structure familiale novatrice en se basant sur les lieux de vie et d’accueil, au sein de laquelle jusqu’à 12 personnes vivent sur place avec un·e accueillant·e (moi, en l’occurrence). Cela crée de l’émulsion au quotidien, il ne s’agit pas seulement d’activités ponctuelles : nous vivons tous·tes ensemble.
Et enfin, nous n’acceptons pas de financement public. Nous avons toutefois des subventions privées à renouveler chaque année pour la structure d’accueil et c’est moi qui gère ce petit budget -qui concerne toute la structure du haut, pas seulement le pôle social. Ça fait partie de mes missions de rechercher les financements pour pérenniser mon poste ainsi que l’étage au minimum.

Subventions

CSJ • Pourquoi ne pas accepter de subventions publiques ?

OB Ça a fait l’objet d’énormes débats.
Maintenant chaque association souhaitant recevoir des subventions publiques doit signer un contrat d’engagement républicain, composé de 7 engagements, dont notamment deux qui nous posaient problème : ne pas faire de désobéissance civile et respecter les valeurs de la République (la Marseillaise etc)… nous trouvions cela hypocrite de le signer. 
Il y a également un enjeu d’indépendance : nous ne sommes pas tous d’accord, certains disent que c’est l’argent public et que nous y avons droit… Bref, c’est toujours l’objet de longs débats, mais pour le moment c’est ça qui gagne étant donné que nous nous sommes débrouillés sans, tant pour le rachat que pour le projet social. C’est sûr que cela nous limite dans certaines choses, mais ce serait plus pour des frais de fonctionnement, et au final ça n’est pas avec 4000 euros que ça aurait changé grand chose.

PM Nous sommes visibles à l’échelle municipale, nous avons même fait des parrainages et la mairie fait des démarches de communication pour nous soutenir. Par contre en effet nous n’acceptons pas de subventions.
Nous accueillons des collectifs de désobéissance civile et nos valeurs sont plus importantes que l’argent qu’ils nous donnent ; ce sont des questions politiques.
Au niveau départemental, nous sommes en lien avec différentes organisations du territoire et nous sommes un peu le poil à gratter, nous allons les chercher sur ce qu’ils doivent faire, là où il y a des manquements. Il y a une vocation à être exigent avec l’expérimentation en cours à l’ECREVIS en montrant qu’il est possible de faire autrement.
Injecter de l’argent publique dans certaines choses d’accord, mais comment, et pour financer quoi ? Quel est le projet social derrière ?

c'est tout le pari et l'intérêt du dispositif : les manières dont ces différents espaces publics s'hybrident, favorisent des liens et font émerger une autre culture.

Regard extérieur

CSJ • Une question de Clémence (notre directrice de publication) : Comment la naissance puis l'épanouissement de l'ECREVIS ont été accueillis par les gens du quartier ? 

OB • Au début ça a été vu plutôt positivement avec le côté artisanat, il y avait vraiment cette dimension d’apprendre à faire main, de transmettre des savoirs… Ensuite s’est développé le côté culturel, les tireuses à bière qui nous rapportent des sous, et l’aspect lien social et culture alternative qui nous sont chers.
Les grosses fêtes qui finissent tard, ça a moins plu aux voisins. Ça a amené un autre public, d’autres usages, les parkings toujours pleins… C’est tout le côté cohabitation, pas seulement festif. Parfois il y a des conférences avec plus de 100 personnes et la rue est pleine à craquer ! Nous restons dans un quartier très résidentiel.
Par rapport au pôle social étrangement nous n’avons jamais eu trop de remarques. Peut-être qu’ils se disent que c’est la limite et que si ils embrayent trop là dessus ça ne passera pas. Une fois des élus se sont demandés pourquoi c’était à nous d’accueillir ces personnes, mais étant donné que nous nous substituons à ce que ne fait pas l’état et le département il n’y a pas de soucis. 

PM • Je pense qu’il y a différentes échelles de voisinage. Il y a les voisins proches parmi lesquels nous comptons quand même pas mal d’alliés et seulement 2/3 personnes mécontentes, et puis il y a le voisinage global.
L’ECREVIS n’est pas juste une maison dans un quartier d’Annecy, c’est un lieu qui rayonne sur la ville, sur l’agglomération, sur le territoire Savoie/Haute Savoie. Le côté un peu désertique du coin en terme d’alternatives a participé au fait que de plus en plus de gens viennent nous voir. Globalement c’est ce que la dynamique du rachat a vraiment amplifié.

Nous avons tout de même un lieu qui a des valeurs très fortes, qui est très affirmé et coloré, et les gens le savent. Nous avons eu une sorte d’adhésion populaire au-delà des soutiens financiers et en terme de voisinage direct ça a aussi aidé.
Nous sommes devenus une sorte de célébrité locale d’une aventure collective.
Le fait d’être devenus propriétaires et d’avoir trouvé un million 200 mille euros nous a donné du crédit. Et en plus de cela, quand tu parviens à susciter une adhésion populaire dans un projet comme celui-là, même si il y a des mots que les gens ne comprennent pas toujours dans nos valeurs (comme « anarchie ») ou des choses qu’ils projettent, il y a quand même une forme d’écoute. Que ce soit pour les voisins, les élus, les acteurs de tous genres, à travers la dynamique d’acquisition que nous avons réussi à mener à bien, notre notoriété a grandi et les relations se sont nettement améliorées. 

Photo d'un cercle de personnes en réunion

Décisions et gouvernance

Dans le premier article, nous avons évoqué les défis rencontrés au cours du temps. Ombeline rajoute :

Une autre difficulté c’est que nous sommes maintenant deux salariés, bientôt trois et c’est vraiment quelque chose qui est nouveau pour nous. Comme toute association qui se met à avoir des salariés, il y a de gros enjeux autour du pouvoir décisionnel. Cette fonction employeur que nous n’avons pas du tout mérite un cadre parce que là nous rentrons dans quelque chose de plus officiel, et je pense que ça va encore nous amener dans des bonnes réflexions. Ça n’est pas évident.
Et moi je le dis dans les deux sens. C’est pour ça que nous avons tant tardé à avoir des salariés. Certes la question financière était présente mais aussi « est-ce qu’on est prêt, est-ce qu’il ne va pas prendre toute la place, est-ce qu’on va garder encore notre gouvernance, comment être là pour ? »… parce que nous avions déjà fait des tests de services civiques mais nous n’y arrivions pas, nous n’étions pas suffisamment présents pour les personnes.
Ça mérite un suivi. L’idée c’est que ça prenne de la charge aux bénévoles pour éviter qu’ils s’épuisent mais il y a encore une bonne année où ça va nous demander du travail le temps de se mettre dedans et de trouver nos marques pour que ce soit plus léger.

CSJ • En termes de gouvernance j'ai cru comprendre que vous fonctionnez par groupes de travail qui sont chacun axés sur des postes et des enjeux différents c'est ça ?

OB • Oui c’est ça. Dans les faits nous avons une association, un collège où nous sommes tous co-présidents. Il y a donc quand même un organe officiel dont les noms sont à la préfecture.
Mais jusque-là, cet organe avait un rôle très symbolique sans prise de décision, alors que maintenant avec le rachat ça change la donne. Lors de la prochaine assemblée générale, les personnes qui vont être élues au collège vont avoir plus de responsabilité, tant en terme de ressource humaine que de modèle économique… Néanmoins ça n’est pas du tout le collège qui supervise toute l’organisation du fonctionnement de l’ECREVIS.
Pour ce faire, nous avons différents groupes. Les groupes vitaux, comme le pôle social, les outils numériques, le quotidien, la sécurité ; et ceux plutôt secondaires mais qui s’occupent du lieu comme le groupe friperie, le jardin, la menuiserie… Chaque groupe est composé de trois personnes minimum et est renouvelé tous les trois mois, sauf cas particulier comme le groupe « oreilles » (qui propose de l’écoute) ou d’autres dans lesquels il y a davantage besoin de formation. 

Évènements et ateliers

CSJ • Que se passe-t-il concrètement à l’ECREVIS ?

PM • En même temps que le rachat nous avons également lancé le bar associatif.
Ça méritait d’y accorder plus de temps mais j’ai l’impression que ça a amené de la stabilité en créant un rythme : une fois par semaine, le jeudi, nous avons une date. Ça permet de fluidifier la programmation des ateliers et d’avoir un rendez-vous régulier avec les usagères et les usagers.
C’est encore en cours d’expérimentation ; pour l’instant ça porte ses fruits. Ça permet aussi aux bénévoles de se voir en dehors du travail dans un moment convivial et ça a l’intérêt de centraliser la programmation et de faciliter la communication. Nous en profitons aussi pour proposer des visites à 18h30 pour les personnes qui veulent découvrir le lieu : c’est le moment où le collectif est le plus disponible et ouvert pour répondre aux questions.

Plusieurs personnes cuisinent ensemble autour d'une grande table

CSJ •  Du coup si j'ai bien compris tous les jeudis il y a une date calée, différents événements et des visites pour ceux qui veulent c'est ça ? 

PM • En fait il y a des événements toute la semaine tout le temps.
Le gros plus et intérêt culturel du lieu c’est que tu vas sur le site, tu cliques sur « réaliser un projet », tu remplis un formulaire et tu choisis ta date. Du coup si demain tu veux faire une soirée piano ou si tu veux faire une soirée sur le droit d’asile tu peux le proposer.
Tous les jeudis il y a le bar associatif avec des bénévoles qui tiennent le bar, et quand il y a des propositions de projet culturel, de théâtre ou de concerts c’est calé en priorité le jeudi en plus du bar.

CSJ • Quand tu dis que chacun·e peut proposer un évènement en remplissant le formulaire ça veut dire qu'il n'y a aucun filtre ? 

PM • Si, celui de nos valeurs. Il faut que ça corresponde à la charte du lieu.

OB • Oui, le filtre c’est les valeurs de l’ECREVIS.
Nous n’avons pas pour vocation d’être une MJC bis ou une salle de coworking bis, nous souhaitons répondre à des spécificités.
Déjà, toutes les activités doivent être à prix libre avec une partie remise à l’ECREVIS. Ensuite, il est nécessaire que ça corresponde à nos valeurs : nous avons toute une liste de valeurs qui sont la création, l’artisanat, des valeurs politiques, des valeurs d’inclusivité etc. C’est rare que nous ayons refusé des projets… Ça arrive parfois avec des activités de développement personnel, nous l’idée de faire du développement personnel pour faire du développement personnel ne nous intéresse pas et il y a plein d’autres salles qui le font. Nous n’avons pas envie d’aller dans cette direction parce qu’il y a tellement de demandes que nous pourrions vite nous retrouver à n’accueillir que ce genre de pratique. Par contre, si il y a une dimension plus inclusive, que ça reste à prix libre, que c’est fait dans une démarche plus systémique et pas juste pour répondre à la classe moyenne++ qui veut faire du yoga après le travail, c’est possible.
Toutefois avec l’ouverture des espaces à louer nous sommes en train de reconsidérer nos limites. C’est vrai que nos valeurs sont très ancrées, très fortes.
D’ailleurs pour revenir aux difficultés, c’en est une : celle d’allier un remboursement de 7000 euros par mois avec nos valeurs militantes tout en n’ayant pas de subvention publique… Non seulement l’enjeu est gros mais en plus nous nous mettons aussi plein de bâtons dans les roues. Nous voulons nous les mettre parce que c’est important pour nous de rester en accord avec nos valeurs. Mais c’est sûr que c’est une difficulté, nous pourrions vraiment nous simplifier la vie mais c’est important pour nous, ce sont nos valeurs qui donnent du sens à ce que l’on fait.

CSJ • Un grand merci à vous deux pour cet échange 🙂

Grand rassemblement au sein de l'ECREVIS, la salle est pleine
Concert à l'arrière du tiers-lieu

Pour aller plus loin :

Le site de l’ECREVIS :
https://ecrevis.eco/site/
Pour soutenir le projet en faisant un don :
https://www.helloasso.com/associations/atelier-36/collectes/sauvons-l-ecrevis
Vous pouvez aussi le diffuser autour de vous si ça vous parle 😉

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