Article paru dans Yggdrasil n°4 – avril 2020
La violence qui surgit dans la rue, tant du côté de certains manifestants que de celui des forces de l’ordre, peut faire oublier que, pour un très grand nombre de personnes, manifester suppose une certaine dose de courage.
Faire preuve de courage
Des femmes manifestent régulièrement avec dignité telle heure et tel jour de la semaine – depuis plus de 40 ans ! – pour obtenir des informations sur leur mari, leur fils disparus1. Des volontaires s’interposent, sont témoins, désarmés, dans des zones de conflits où régulièrement des syndicalistes ou des défenseurs des droits humains sont assassinés2. Des individus se portent spontanément au secours d’une personne en danger de mort (noyade, incendie ou agressée dans le métro), sans préparation particulière3. Des citoyens manifestent silencieusement en cercle sur une place pour alerter l’opinion publique sur la violation des droits des migrants, des Palestiniens ou d’autres populations maltraitées4. Certains s’exposent pacifiquement à la répression policière pour dénoncer les politiques climaticides5, quand d’autres bravent publiquement et sans violence physique la loi pour provoquer un débat dans l’opinion publique6.
Nul doute que ces personnes font preuve de courage en prenant des risques personnels, alors qu’elles ne sont pas directement en danger elles-mêmes : elles s’exposent pour venir au secours d’autres personnes ou pour mobiliser l’opinion sur des questions majeures de société. Et justement, agissant pour une cause qui les dépasse, on peut dire qu’elles font preuve de « courage civil »7.
Comment définir le « courage civil » ?
L’universitaire allemand Gerd Meyer, qui a publié plusieurs livres sur ce thème8, fait remarquer que la distinction avec le courage militaire est insuffisante, que la dimension civile se réalise surtout dans les rapports civiques et même sociaux, pour faire face aux rapports agresseur/victime, aux situations d’urgence, de violence, de tyrannie, de harcèlement, avec aussi une forte connotation politique. Réutilisée depuis quelques décennies, cette expression ne se réfère jamais à des situations de guerre et de dictature connues dans un passé récent.
On peut distinguer trois formes de courage comme vertu : celle qui affronte le danger et surmonte la peur, celle qui endure la souffrance et celle qui surmonte la fatigue ou l’ennui9. C’est bien évidemment à la première de ces trois formes de courage10 que nous allons nous intéresser. Et si le courage consiste à faire consciemment face à un danger, à des risques, il devient civil dès lors qu’il concerne d’autres personnes que soi et que son enjeu relève de la justice, de la dignité, de la vérité, de la fraternité, etc.
On peut donc déjà définir le courage civil comme « la capacité à oser des actions publiques fondées sur des convictions personnelles, même si ces actions comportent des risques pour leur auteur »11.
Civil, civique, social ?
Précisons aussi que, pour être civil, le courage nécessite un mode d’intervention respectant l’intégrité de l’autre, qui reste non-violent12, puisque la civilité d’un acte présuppose l’absence de mise en danger d’autrui13. « Civil » et « civique » ont la même étymologie : civis en latin, « citoyen », qui a aussi donné civilis, « civilisation ». Le courage civique insiste sur la dimension citoyenne et collective de l’attitude ou de l’acte, alors que le courage civil met en valeur la dimension civilisée, c’est-à-dire expurgée de violence. En introduisant la dimension sociale du courage, Meyer insiste sur la dimension de justice, plus que de citoyenneté.
Le courage civil est la capacité à oser des actions publiques fondées sur des convictions personnelles, même si ces actions comportent des risques pour leur auteur.
Courage civil et désobéissance civile sont-ils synonymes ?
Il peut aussi être tentant d’assimiler courage civil et désobéissance civile14. La désobéissance civile suppose du courage, puisqu’il y a prise de risque au regard de la transgression d’une loi ou face à une situation d’injustice, sans porter atteinte à la dignité d’autrui : le risque est assumé par le fait de l’acte public qui accepte de se soumettre aux procédures pénales de l’institution « Justice ».
Mais toute forme de courage civil ne conduit pas nécessairement à un acte de désobéissance à la loi. Notamment quand on dénonce des actes incivils (qui manquent de civilité, de politesse), lesquels ne sont pas (encore) définis par la loi comme des délits ; ou quand, face à une situation d’urgence, il s’agit de venir en aide à une personne en danger de noyade, d’asphyxie par le feu, etc. Faut-il pour autant considérer tous les actes de sauvetage professionnels comme des actes de courage civil ? Non plus, peut-être seulement ceux qui font preuve d’un courage hors norme et hors procédures définies.
Enfin, le courage civil relève plus souvent d’un engagement individuel – le courage est d’abord une attitude intérieure face à l’émotion peur, qui vient de la perception individuelle d’un danger, d’un appel au secours ou d’une colère face à une injustice – alors que la désobéissance civile, pour des questions de rapport de forces, implique généralement une action collective.
Courage clandestin/armé ou courage désarmé ?
Le sabotage est certainement une forme de résistance qui demande du courage (à cause des risques de répression qu’il fait prendre à ses auteurs), pour autant il faut voir s’il peut causer la mort ou des blessures à des humains et, du coup, provoquer une répression à l’égard de personnes non concernées. Idem pour les formes d’actions publiques et clandestines parce que masquées, de harcèlement des forces de l’ordre avec des objets pouvant blesser ou tuer. Ainsi, la différence majeure entre ces formes de courage tient au fait de savoir comment sont répartis et assumés les risques : dans une action collective de désobéissance civile ou de courage civil individuel, les risques sont essentiellement portés par leurs acteurs et, s’ils recourent à des destructions privées ou publiques, ils acceptent d’en répondre devant la justice. Dans l’action de résistance clandestine, les risques sont essentiellement « projetés » sur les adversaires ou ennemis. Le choix de l’action clandestine, si elle comporte une dose de courage, fait aussi porter une menace de blessure, sinon de mort, sur l’adversaire. C’est au fond la même forme de courage que celle du militaire15, la contrainte en moins : ce courage consiste à prendre des risques en espérant être le premier à « neutraliser » l’autre !
Le courage civil sera d’autant plus solide qu’il s’appuie sur des valeurs et des besoins à défendre, plutôt que contre des personnes à combattre.
De la colère ou de la peur à la passivité ou à l’agression : accueillir et canaliser l’énergie de ses émotions
Être témoin d’une incivilité ou d’une agression dans la rue peut confronter immédiatement à de la colère et/ou à de la peur. Soit par identification à la victime, soit par peur d’être agressé soi-même en intervenant ou par peur de conséquences imprévisibles (retard, procédure judiciaire, etc.). Ainsi, la peur peut amener à ignorer la situation, à se sur-adapter pour éviter la confrontation avec soi-même ou avec l’autre : s’agiter, chercher des justifications à sa passivité, dévaloriser le problème ou les personnes en jeu (« Ça devait arriver ! »). Cette forme de passivité qui laisse faire est sans doute la pire des réactions : « Le monde est dangereux à vivre ! Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire », aurait dit Albert Einstein.
La colère est aussi à l’œuvre dans une réaction contre l’agresseur pour sauver la victime (ce qui alimente le système conflictuel et renforce son caractère binaire, cf. le « triangle dramatique » de Karpman16). Ainsi, passivité et agression sont les deux faces de la même pièce. En effet, dans ces circonstances, il s’agit en fait de fuir la confrontation avec soi-même. Une rapide analyse des risques et la prise en compte de sa peur peuvent aider à intervenir comme tiers neutre en s’interposant entre les personnes (de façon réelle ou symbolique), a minima en faisant appel à la police, en se référant à la loi, aux règles de politesse ou encore en adoptant une attitude paradoxale pour détourner l’attention de l’agresseur et permettre à la victime de s’enfuir.
Trouver l’attitude spontanée et adaptée à la situation nécessite d’accueillir en soi la peur ou la colère et de s’en servir comme énergie pour affirmer ce qui est à défendre, plutôt que de réagir contre la menace et contre ce qui nous met en danger. Les émotions sont des énergies qui signalent la satisfaction (joie) ou la frustration (peur, colère, tristesse, dégoût, honte) de valeurs et de ce qui les fonde, à savoir nos besoins fondamentaux17. Mettre des mots sur l’émotion et l’accueillir avec bienveillance permet d’en canaliser l’énergie et de s’en servir pour sortir de l’impuissance ou de la toute-puissance. Refouler cette énergie va provoquer des réactions (injures, coups…) retournées généralement contre l’auteur de l’acte qui dérange ou menace. Le courage civil sera d’autant plus solide qu’il s’appuie sur des valeurs et des besoins à défendre, plutôt que contre des personnes à combattre.
Trouver l’attitude spontanée et adaptée à la situation nécessite d’accueillir en soi la peur ou la colère et de s’en servir comme énergie pour affirmer ce qui est à défendre.
Face à l’enfermement mimétique, c’est le premier pas qui coûte
Face à une situation imprévue, des spectateurs ressentent très rapidement la même surprise, la même peur ou colère par contamination émotionnelle, et ce d’autant plus vite que l’émotion est tue. Or, les émotions sont facilement mimétiques, elles créent rapidement une forme d’enfermement dans un groupe. Pour peu que la cause du dérangement soit assez provocatrice, elle va souder le groupe contre ses auteurs et enclencher un processus d’exclusion appelé « bouc émissaire ». On retrouve ce phénomène dans les manifestations lorsque les forces de l’ordre apparaissent ou se font trop pressantes. Il est alors difficile d’intervenir à contre-courant, surtout si l’on est seul. C’est pourquoi les organisateurs d’une manifestation doivent donner des règles de comportement à respecter et préparer des personnes à les faire respecter. Quand les règles sont transgressées, ces personnes doivent se concerter rapidement pour intervenir en groupe, s’encourager à agir pour calmer les agitateurs. Dans toute situation conflictuelle, nous savons que « c’est le premier pas qui coûte », parce qu’il nécessite de briser le mimétisme ambiant. Et si, malgré cela, on a peur d’intervenir directement, il est toujours possible d’être un témoin objectif et persistant de façon à faire connaître, plus tard, les actes incriminés18.
S’entraîner
Tout ce qui précède peut être perçu comme angélique. Il m’arrive souvent d’entendre des personnes affirmer qu’elles ont voulu se comporter de façon civile d’abord et que c’est le comportement de l’autre qui les a contraintes à faire usage de légitime violence.
En prenant le temps d’analyser chaque élément de la situation conflictuelle (paroles, gestes, regard), nous découvrirons qu’en réagissant de la sorte, on entre dans une forme de symétrie : à l’injure de l’un répond la dévalorisation, l’injonction de cesser de l’autre, avec une montée en tension émotionnelle qui souvent débouche sur des échanges de coups.
C’est pourquoi il est indispensable de s’entraîner,
ne serait-ce que pour découvrir comment on est capable de réagir inconsciemment dans ce type de situation et ainsi apprendre à anticiper. Il est possible de faire ce travail avec quantité d’exercices, que ce soit avec la technique du théâtre de statues19, avec des jeux de rôles ou avec des exercices d’approfondissement de la confiance par la confrontation au vertige et toutes sortes de mises en situation20. Toutes ces techniques doivent nous permettre d’abord d’entrer en contact avec nos émotions, puis de nous entraîner à de nouveaux comportements afin que nous utilisions l’énergie de ces émotions dans une action constructive21.
Ces modes d’interventions devraient être transmis dès l’école primaire pour former des citoyens responsables dans tous les domaines de la vie sociale.
Références
1. https://www.france24.com/fr/20170501-argentine-meres-mai-enfants-disparus-dictature-nestor-kirchner https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_des_comités_de_mères_de_soldats_de_Russiepublique_3068305.html
2. Brigades de paix internationales : https://pbi-france.org
3. http://ieccc.org/spip.php?article164
4. Alain Richard, Une vie dans le refus de la violence,
Albin Michel, 2010.
5. Voir les actions spectaculaires d’Extinction Rebellion,
de Greenpeace, etc.
6. Cf. mon article sur la désobéissance civile dans le numéro 1 d’Yggdrasil, p. 43.
7. Cette expression, à l’origine française, apparaît pour la première fois dans le Dictionnaire de l’Académie française en 1835. Elle aura ensuite une longue histoire en Allemagne, déjà illustrée par Bismarck, qui dénonce son absence, a contrario de ce qui se passe sur les champs de bataille. C’est cette expression Zivilcourage que j’ai traduite et importée d’Allemagne : Le Courage civil face aux incivilités, Cahier d’IECCC n°2, 3e édition, 2009.
8. Gerd Meyer, Ulrich Dovermann, Siegfried Frech, Günther Gugel (Hrsg.), Zivilcourage lernen – Analysen, Modelle, Arbeitshilfen, Bundeszentrale für politische Bildung, Bonn, 2004.
9. André Comte-Sponville, in Alternatives non-violentes n°145 (4e trimestre 2007), p. 34.
10. Le mot « courage » est dérivé du mot « cœur ».
11. R. Swedberg (de la Stockholm University), « Civil Courage : The Case of Knut Wicksell », revue Theory and Society (ISSN 0304-2421), 1999, éd. Kluwer, Dordrecht, NL.
12. Qui se caractérise par la prudence, la justice et la maîtrise de soi (A. Comte-Sponville, op. cit. p. 35).
13. Ce lien impératif entre le caractère civil et non violent d’une action est discuté, notamment par les personnes qui considèrent comme légitimes les formes violentes d’interventions militantes (cf. black blocs) compte-tenu de l’injustice provoquée par les politiques néolibérales violentes, l’urgence climatique et les méthodes de répression des forces de l’ordre. Cf. Francis Dupuis-Déri dans son livre Les Black Blocs – La liberté et l’égalité se manifestent, éditions Lux, Québec.
14. Voir l’article dans Yggdrasil n°1, p. 38-43.
15. Il y a certainement aussi des actes de courage et de prise de risque chez les militaires quand il s’agit de venir rapidement en aide à un collègue blessé et de s’exposer aux tirs de l’ennemi sans pouvoir riposter soi-même. Sauf si cette action est couverte par les tirs des autres soldats pour le protéger.
16. Au terme de « sauveur » choisi par Karpman, je préfère celui, moins ambigu, de « partisan ».
17. Dans l’Approche et transformation constructives des conflits (A.T.C.C.®) que j’ai contribué à élaborer, nous distinguons cinq besoins psychologiques fondamentaux de l’être humain : amour, reconnaissance, sécurité/repères, autonomie, sens. Cf. Pédagogie des rencontres et des conflits transculturels, éditions Chronique sociale, 2014, p. 59. Pour le lien entre valeurs et besoins, voir :
http://ieccc.org/spip.php?article192.
18. En termes juridiques, il est interdit d’intervenir contre les forces de l’ordre pour venir en aide à une personne qui subit leurs coups : cela est considéré comme un acte de rébellion à agent de la force publique. À chacun·e de prendre ses risques ! En revanche, il est possible d’être témoin, de prendre des photos pour pouvoir témoigner après.
19. Cf. Augusto Boal.
20. Cf. Pédagogie des rencontres et des conflits transculturels, qui comporte plus de 150 exercices pour s’entraîner.
21. Certains organismes le font déjà (cf. la note Pour se former… p. 43 Yggdrasil n°1). Je l’ai moi-même déjà fait pour des Faucheurs volontaires d’OGM, pour des actions de résistance aux paroles et actes racistes, pour préparer le service d’organisation avant une manifestation contre des essais de missile balistique ou pour préparer les membres d’une grande marche du mouvement indépendantiste kanak, etc., et peux répondre à toute demande
dans ce sens !